Secret n°4 : le coup de la corbeille à papier

Le premier secret est un livre, dit-il. Un très beau livre, richement relié, et s’il ne contient que quelques feuillets blancs, chacune de ces pages vides nous enseigne une admirable leçon. (…) Les pages blanches signifient que rien n’a encore été dit, que rien n’est perdu, que tout reste encore à créer et à accomplir. Elles sont pleines d’espoir. Elles enseignent la confiance dans l’avenir.
J’étais terriblement déçu.

Romain Gary, Les Enchanteurs, 1973

Il ne faut pas se balader sur LinkedIn les jours de ratage. Partout, des réussites, des promotions, des commentaires inspirants. Comme sur tous les autres réseaux sociaux, on y parle rarement du temps perdu, des projets lancés de travers, des compromis de trop.

Ce jour-là, pourtant, après des semaines de travail, j’avais entre les mains ce qui était clairement un chapitre raté. On en parle ? Allez, même pas peur. Un grand patron m’a dit un jour qu’il n’avait jamais autant appris que les jours où il s’était magistralement planté.

Ce chapitre était raté parce qu’il ne sonnait pas juste. Les entretiens avaient pourtant été passionnants. Mais à force de lissage, de censure de phrases qui risquaient de déplaire à l’un ou de ne pas inclure l’autre, on en était arrivé à un récit parfaitement fade. Mon commanditaire, avec sa diplomatie légendaire, avait balancé dans notre échange de mails: « On n’apprend rien là-dedans, et je ne nous reconnais pas. »

Et il avait raison.

Bon. On fait quoi, maintenant ? On change tous de métier, on part cultiver des plantes aromatiques dans le Finistère ?

Sinon, on recommence.

Parce qu’il fait un peu gris, ces jours-ci, dans le Finistère, et que tous autant qu’on était, on était têtus.

J’ai posé l’enregistreur au milieu de la table, et on a tout repris depuis le début. Qu’est-ce qu’on veut dire, au juste, dans ce livre ? À quoi est-ce qu’on croit fondamentalement ? Quelles sont les expériences fertiles, les foirages fondateurs, qui ont fait de nous ce qu’on est ? Où est-ce qu’on voudrait aller, s’il n’y avait plus aucune contrainte ?

Trois heures plus tard, on y était encore. Ca fait beaucoup à retranscrire, trois heures de discussions sans filtre, mais ça en valait la peine. Les vingt pages qu’on en a tirées étaient passionnantes. Et surtout, parfaitement sincères.

On en a tiré un livre, qui sortira l’année prochaine. On espère tous qu’il vous plaira. Moi, il me plaît, parce qu’on y entend les compétences et les voix de plus de quinze personnes. On les voit faire leur boulot, conseiller avec soin, monter au créneau quand il le faut.

Intéressante coïncidence: pour un autre projet, en parallèle, nous avons théorisé ce qu’on appelle désormais la « raison d’être ». Je crois que ce jour-là, autour de cette table, avec à nos pieds, dans la corbeille, le chapitre raté, on était en train de la mettre en mots.